« Préjudice nécessaire » : abandon progressif de l’indemnisation automatique

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Le revirement fut opéré par un premier arrêt du 13 avril (Cass. soc. 13 avril 2016) par lequel la Chambre Sociale de la Cour de Cassation  s’est alignée sur la jurisprudence des autres chambres de la Cour de Cassation ainsi que sur celle du Conseil d’État en posant à son tour le principe selon lequel « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond », et ce, y compris dans les cas où elle considérait jusqu’alors que les manquements de l’employeur causaient « nécessairement » un préjudice au salarié.

Cet arrêt déterminant a été rendu dans un cas de demande de dommages et intérêts pour remise tardive du certificat de travail et du bulletin de paie. Il était jusqu’à cette date de jurisprudence constante que le retard de l’employeur ouvrait à lui seul droit à indemnisation, sans que le salarié ait à établir l’existence d’un préjudice spécifique à ce titre.

Il sera souligné que la notion d’indemnisation du « nécessaire préjudice » concernait de nombreux manquements de l’employeur, à savoir notamment le non-respect des règles de procédure de licenciement, l’absence de mention sur le bulletin de paie de la convention collective applicable, la stipulation dans le contrat d’une clause de non-concurrence nulle, le non-respect du repos quotidien de 11 heures, l’omission de la mention dans la lettre de convocation à un entretien préalable de licenciement ou à un entretien disciplinaire de la faculté d’être assisté, etc. Pour ces dispositions, il suffisait que le Juge constate le manquement pour que l’employeur soit tenu de l’indemniser, libérant ainsi le salarié de la charge de la preuve. L’évaluation du préjudice pouvait être symbolique mais ce dernier était automatique.

Dans le prolongement de ce premier arrêt, la Chambre sociale a affirmé que le défaut de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie ne causant pas nécessairement un préjudice, l’existence de celui-ci et son évaluation relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond (Cass. soc. 17 mai 2016). Il s’agissait d’une décision plus « confidentielle » , car non publiée au bulletin.

Le troisième temps a été marqué par une décision fortement espérée par les entreprises : désormais le salarié se prévalant d’une clause de non-concurrence illicite ne peut prétendre à indemnisation que s’il justifie avoir subi un préjudice à ce titre : ainsi, le salarié dont le contrat prévoyait une clause sans contrepartie ne peut plus obtenir de dommages et intérêts du seul fait de la nullité de cette disposition (Cass. soc. 25 mai 2016).

Ce revirement apporte enfin une réponse concrète aux employeurs qui ont encore dans leurs contrats des clauses de non-concurrence anciennes, dépourvues de contrepartie et devenues illicites par l’effet de la jurisprudence de juillet 2002 qui a posé les conditions cumulatives de validité d’une clause de non-concurrence*. Face à l’impossibilité de modifier unilatéralement de telles clauses, les employeurs pouvaient, en effet, voir leur responsabilité financière engagée du seul fait d’avoir stipulé et maintenu une telle disposition alors même que ladite clause avait été insérée avant le revirement de 2002. Cela pouvait aboutir à des situations ubuesques dans lesquelles, par exemple, l’entreprise devait indemniser un salarié démissionnaire dont il était établi qu’il avait violé son engagement de non-concurrence au seul motif qu’elle aurait du conclure un avenant pour supprimer ladite clause… En l’absence de contrepartie dans la clause et devant l’impossibilité de parfaire celle-ci sans l’accord du salarié, ce manquement ouvrait, du seul fait de sa stipulation dans le contrat un droit automatique à indemnisation.

Ce n’est donc plus le cas depuis cette décision de mai 2016. Il convient cependant de rester prudent en la matière : si l’intéressé établit qu’il a subi une ou des entraves à sa liberté de travail pendant la vie du contrat car son employeur lui a fait croire, à tort, qu’il était tenu par une clause de non-concurrence illicite, ou qu’il a refusé une offre d’emploi car il se croyait engagé par le champ de l’interdiction, il pourra toujours être indemnisé. En outre, cet arrêt ne remet pas en question l’obligation d’exécuter loyalement le contrat et de bonne foi, ni la jurisprudence très stricte sur le formalisme et les délais à respecter pour lever valablement une clause de non-concurrence lors de la rupture.

Enfin, la consécration de cette nouvelle jurisprudence sociale a eu lieu le 30 juin par une décision qui a restreint à son tour le champ du « préjudice automatique » en présence cette fois d’une irrégularité de procédure. En effet, alors qu’une irrégularité de procédure était constatée pour une convocation à entretien préalable, la Chambre sociale a énoncé que les juges devaient rechercher si le salarié avait bien subi un préjudice à ce titre ; dans le cas de l’espèce, les juges du fond avaient constaté que le salarié n’apportait aucun élément pour justifier d’un tel préjudice, l’intéressé étant présent à l’entretien et assisté en dépit de ce manquement procédural. (Cass. soc. 30 juin 2016). Le formalisme de la procédure de licenciement demeure mais une appréciation plus pragmatique semble désormais primer sur un seul contrôle formel des mentions obligatoires notamment.

Ce virage jurisprudentiel est bien pris et il semble probable que la Chambre Sociale de la Cour de Cassation continue dans cette ligne de jurisprudence dans les prochains mois**. Bien que cela n’exonère en rien les employeurs de leurs obligations sociales, les Juges devront rejeter les demandes des salariés qui n’auront pas apporté la preuve, selon le droit commun, d’une faute de l’employeur, d’un lien de causalité et d’un dommage, conditions cumulatives pour ouvrir droit à indemnisation du préjudice.

Jasmine LE DORTZ-PESNEAU

* celle-ci n’est, pour mémoire, licite que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes, limitée dans le temps et dans l’espace, qu’elle tient compte des spécificités de l’emploi du salarié et comporte l’obligation pour l’employeur de verser au salarié une contrepartie financière (Cass.soc. 10 juillet 2002)