L’utilisation du numérique, incontournable dans le monde du travail, a profondément modifié les modes de travail, de communication et de vie. Le lieu de travail n’existe plus dans bien des secteurs, les salariés sont de plus en plus nomades et « connectés ». Les lignes de démarcation et de frontière entre vie personnelle et vie professionnelle sont de plus en plus floues (le phénomène du « blurring« ) . Le temps de travail n’est plus continu. La flexibilité facilitée par les connexions à distance, dans les transports en commun, à la maison, sur son lieu de vacances… est réclamée, souvent assumée, mais elle induit aussi parfois des intrusions subies pendant les congés, les arrêts maladie …
Et la déconnexion dans tout ça ?
En septembre 2015, Bruno Mettling a remis un rapport sur l’impact du numérique sur le travail au Ministre du travail dans lequel il préconisait l’instauration d’un droit à la déconnexion professionnelle devant se généraliser par la négociation collective.
La Loi Travail du 8 aout 2016 instaure le droit à déconnexion dans le code du travail.
Ce droit fait partie de l’un des trois « blocs » de négociation annuelle obligatoire mis en place par la Loi Rebsamen, et consacrés par la Loi El Khomri :
-La rémunération, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée;
-Négociation sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail comprenant désormais le droit à déconnexion
-Gestion des emplois et des parcours professionnels et sur la mixité des métiers (+ de 300 salariés).
Le bloc « égalité professionnelle et qualité de vie » de la N.A.O porte désormais également sur:
-les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à déconnexion;
et
-la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale.
Consécration d’un nouveau droit ou déjà une évidence ?
La déconnexion est qualifiée par certains de « nouveau droit de l’homme« .
D’aucuns aimeraient, à l’inverse, y voir plutôt un devoir de déconnexion à la charge du salarié.
On peut s’interroger sur la nécessité qu’il y avait, ou pas, de codifier ce droit alors que les dispositions légales préexistantes imposaient notamment déjà :
- des durées maximales du travail,
- des temps de repos obligatoires,
- l’interdiction de faire travailler un salarié pendant ses congés ou pendant un arrêt maladie.
La jurisprudence avait déjà statué sur le fait d’envoyer des courriels à un salarié le soir, habitude qui pouvait s’analyser en une sollicitation de travail.
La deuxième remarque est que l’aspect matériel (= la déconnexion à un outil numérique) est privilégié par rapport à la déconnexion intellectuelle, cette dernière étant pourtant la seule à garantir un repos de qualité permettant à chaque salarié de se ressourcer pour être ensuite plus créatif, plus disponible et plus efficace.
La déconnexion, mythe ou réalité ?
Cette déconnexion numérique peut s’avérer illusoire si le salarié continue d’apporter des dossiers chez lui le soir, ou s’il réagit à la coupure automatique des serveurs sur certains créneaux horaires en faisant des copies sur disque dur ou clé usb… sans compter que ces clés ou disques qui seront ensuite connectés au matériel privé du salarié exposeront l’entreprise à des risques en termes de sécurité informatique.
Une exemplarité est, en outre, implicitement mais nécessairement attendue des managers et de la Direction, sans quoi les mécanismes mis en place resteront vains. Une clause spécifique de l’accord collectif ou de la charte devra y être consacrée.
Une déconnexion réelle supposera aussi que la charge de travail soit raisonnable, sous peine de créer de nouveaux comportements pathogènes, liés par exemple, à la peur d’être déconnecté, de ne pouvoir traiter les urgences, de ne pas être joignable pour répondre aux demandes des « grands comptes », de « crouler » littéralement sous les mails le lundi matin, etc. La prévention de la surcharge de travail est d’ailleurs et de manière significative au cœur du tourbillon jurisprudentiel et de la Loi travail en matière de suivi des forfaits jours pour garantir le respect des temps de repos et l’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle (sous peine de voir le forfait jours privé d’effets).
Mettre en place un accord ou une charte ne sera pas suffisant : comprendre et s’approprier ce droit à déconnexion par l’ensemble du personnel suppose un réel effort de formation, d’information et de sensibilisation, tout particulièrement vis à vis des managers.
Le législateur l’a d’ailleurs prévu : la Loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 inclut les formations contribuant au développement des compétences numériques dans les actions de formation d’adaptation au poste (art. L. 6321-1 du code du travail).
Le Droit à déconnexion crée -t-il de nouvelles obligations pour l’employeur ?
Alors qu’aucune définition légale n’est fournie, la déconnexion peut être caractérisée par le droit pour un salarié de ne pas se connecter à un ou plusieurs outils numériques professionnels en dehors de son temps de travail effectif.
Les outils numériques professionnels visent aussi bien les outils numériques physiques (ordinateurs, tablettes, smartphones, réseaux filaires etc.) que ceux qui sont dématérialisés (logiciels, connexions sans fil, messagerie électronique, internet/extranet etc.) qui permettent d’être joignable à distance.
Ce nouveau droit à déconnexion est, de fait, présent expressément ou implicitement dans de nombreux pans du droit du travail. Il devient :
- un élément de négociation annuelle obligatoire – NAO- dans les entreprises de plus de 50 salariés, au titre de l’égalité professionnelle et de la qualité de vie au travail, QVT
- un accord collectif ou une charte unilatérale.
- une clause obligatoire des accords collectifs sur les forfaits annuels en jours, conclus postérieurement à la Loi travail.
- un élément de suivi des forfaits jours, au même titre que la charge de travail et l’articulation vie personnelle et vie professionnelle.
- un aspect à aborder lors des entretiens professionnels tous les 2 ans.
- un critère possible pour distinguer un temps de pause d’un temps de travail.
- une modalité à prendre en compte pour l’organisation des astreintes.
- un aspect inévitable du télétravail.
- un facteur pour le respect effectif des temps de repos et de congés.
- un sujet à aborder périodiquement avec les IRP (CE, CHSCT, DP).
- …
Le droit à déconnexion fait aussi apparaître, en creux, les risques attachés à la « surconnexion » aussi appelée « hyperconnexion ».
Quelques chiffres clés
La surconnexion perturbe la qualité de vie au travail, la qualité de vie en dehors du travail, mais aussi la qualité du travail (perte d’attention, erreurs, incivilités…).
Prendre des mesures pour identifier et remédier à l’hyperconnexion, tant pendant le temps de travail que en dehors du temps de travail, devient à notre sens alors :
- un mécanisme d’alerte possible pour prévenir les cas de « workalcoolisme » et/ou d’épuisement professionnel.
- un indice possible de pratiques abusives susceptible de caractériser des agissements répétés de harcèlement managérial.
- un item nécessaire du document unique d’évaluation des risques.
- un outil pour réduire la surcharge informationnelle.
- un gain de temps et de productivité.
- un élément possible de fidélisation des talents.
En pratique
Les retours d’expérience montrent que les « journées sans mail » sont très anxiogènes pour les salariés.
Les coupures automatiques des serveurs également, sans compter qu’elles soulèvent des questions sur l’articulation entre cette mesure de déconnexion générale sur certaines tranches horaires avec l’obligation de l’employeur de fournir des moyens de travail à certaines catégories de salariés dont les statuts supposent une liberté et une autonomie certaines dans l’organisation de leur travail (cadres dirigeants, cadres autonomes, VRP…).
Les outils de régulation peuvent aussi viser la déconnexion pendant le temps de travail (lors des réunions par exemple) et la définition de bonnes pratiques pour l’usage des mails.
De nombreuses questions demeurent, notamment pour les entreprises ayant une activité internationale impliquant des activités sur plusieurs fuseaux horaires.
La situation du BYOD (Bring Your Own Device) doit aussi être analysée et traitée sous cet angle du plein usage du droit à la déconnexion, tout comme celle des astreintes.
La déconnexion concerne aussi la sécurité routière (les accidents de circulation demeurent les cas les plus accidentogènes en matière de risques professionnels).
En conclusion,
Le droit à déconnexion correspond bien sûr à une réaction du législateur face à la transformation digitale du travail. Réalité au travail et en dehors, elle doit être abordée par toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, même si chacune devra y apporter une réponse sur mesure et pragmatique.
La déconnexion doit aussi être analysée, à notre sens, comme un outil dont les employeurs ont intérêt de s’emparer pour répondre à leurs obligations de prévention des risques professionnels au sens de l’article L 4121-1 du code du travail, dans la lignée de l’évolution notable de la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de Cassation en matière d’obligation de sécurité de résultat.
« ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser. »
Cass., soc., 1er juin 2016 n°14-19702 et commentaire de la Chambre sociale pour le rapport annuel.
Il est désormais attendu de l’entreprise une obligation de résultat en termes d’information et de formation pour la prévention des risques. Cette obligation de résultat s’étend à la déconnexion, la Loi visant le « plein usage » par le salarié. Le modèle du tout connecté – « anywhere, anytime, anything » – a fait son temps et risque, s’il est maintenu dans les entreprises, d’envahir bientôt les Conseils de prud’hommes.
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